Êtres humains
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Êtres humains

Nouvelles 2002


C
  Êtres humains
'est au point du jour que se perpètrent les sales besognes.
Ils ont surgi à la hussarde, dès le potron-minet : une harde d'hommes, dans le même uniforme gris, qui ont forcé les portes à grand fracas...
07/11/2002
U
  Le ballon de chiffons
n peu embarrassé par ma burqa, je me suis enfourné dans le taxi et, sans attendre qu'il me questionne, j'ai tendu au chauffeur une carte avec une adresse.
Pourvu qu'il ne me demande rien...
07/11/2002
R
  Les visages de papier
obert se leva sans grand courage. Il se sentait fatigué, très fatigué depuis quelques jours. Il enfila un peignoir et rejoignit son bureau en traînant les pieds....
07/11/2002
C
'est au point du jour que se perpètrent les sales besognes.
Ils ont surgi à la hussarde, dès le potron-minet : une harde d'hommes, dans le même uniforme gris, qui ont forcé les portes à grand fracas. Maintenant, c'est une cavalcade de bottes. Des cris répondent aux cris. On s'apostrophe. Des ordres claquent. De puissants moteurs feulent, des freins miaulent, et les monstres qui reculent, dociles aux mains des conducteurs, sont effrayants.
On est dix, vingt, cinquante ; plus peut-être, hébétés, hagards, à chercher qui nous sommes. C'est un maton qui aboie. Le chien a la mine avenante. C 'est un leurre. Il va, vient, retrousse la babine sur un croc fait pour mordre. Quand il tombe en arrêt, l'œil dur, la lèvre frissonne. Il faut se serrer, ne faire qu'un, dérober le gras du jarret à la gueule menaçante. On se bouscule. On gémit.

On cherche son salut dans l'ombre d'un autre que l'on pousse en avant. On est lâche tout à coup, par contagion, par instinct, bien décidé à préserver sa vie.
Le soleil est si rouge aujourd'hui, si rond, si chaud déjà, né d'on ne sait quel conte pour enfants. C'est un matin de juillet. Moi, j'aime tant l'été ; mais nos pas piétinent une poussière âcre à la gorge et donnent au petit jour l'air gris des heures d'automne qui n'osent pas dire leur nom. On est poussé à hue, à dia, refoulé, traîné, tiré. Les coups pleuvent sur des échines soumises qui se tiennent coites. Il y a, dans le souffle de la terre, une grande désespérance qui nous tient. Tout à coup, c'est un hurlement : un berger a pris un fuyard à la gorge. Il ne le lâchera plus. Alors, les gardes s'énervent, courent, rappellent leurs fauves, jappent plus fort que les bêtes.
Toute de suite, les hommes ont séparé les mères de leurs petits. Nous, on a tendu nos menottes dérisoires. Elles, elles ont hurlé, craché, griffé... vaines. Maintenant elles sanglotent en se soutenant, l'une, l'autre. La mienne est là-bas, si menue, perdue au sein d'un groupe. J'entrevois de temps en temps, la frange noire de son front, quelques boucles de laine entre mille autres reconnues. Il faut serrer les dents, ne pas pleurer, être grand avant l'heure.

Cependant, nous voilà jetés, pêle-mêle, comme des ballots de linge sale, sur le plancher froid et crasseux d'une remorque à bestiaux. Il faut faire sa place à grands coups d'épaule pour coller le nez à la lucarne grillagée qui donne un peu d'espoir. Le cou dévissé, j'aperçois encore ma mère, pressée, écrasée, culbutée. Une longue cravache frappe et frappe encore au hasard des reins offerts. Et soudain, son toupet disparaît, emporté par le piétinement.
- Maman !
J'ai hurlé. Mais aucun son ne passe. Devant moi, c'est une autre malheureuse que l'on aiguillonne avec la pointe d'un couteau. Mais qu'est-ce qui se passe dans la tête de ces hommes-là ? Maintenant, il faut défendre sa place, jouer des coudes, se battre, qui sait contre ses frères, pour un peu d'air, un rai de lumière, un petit bout de liberté. La chaleur pèse sous la tôle. C'est que le soleil se soucie peu du chemin des vivants.

Enfin le convoi s'ébranle en grondant. Vers quel demain ? Trois bétaillères à impériale, geôles terrifiantes, pleines de nous qui ne sommes, c'est vrai, que des bêtes. Dans un premier temps, l'air vif ravigote. Maman doit être devant. Impossible de reconnaître le bout de son nez dans ces museaux noirs qui hument aux barreaux et s'effacent au gré des tourments de la route. Serrer les dents et tenir. Tout mettre dans sa tête, en vrac, pour témoigner, demain. Des images de mon pays se dessinent, nettes, ciselées dans la pierre du cerveau. Là-bas, l'océan et la terre mêlent tant leurs vies que l'on ne sait jamais laquelle est l'une ou l'autre de ces solitudes confondues. Bécasseaux et aigrettes, chevaliers arlequin, macreuses, tourne-pierres y moissonnent sans relâche les sillons d'une grève mouvante. Agneaux turbulents parfois, nous, prés-salés insouciants de la baie, prenons plaisir à les effrayer dans des cavalcades effrénées : c'est bête, mais tellement tentant, malgré tout, quand, quand on est du côté du plus fort.

Et puis, quand l'un d'eux se rebiffe, nous fuyons à travers les herbus, éperdus, jusqu'au couvert d'une mamelle maternelle, lâches tout à coup sous la menace d'un bec courageux. De puissants effluves de tangue séchée, des fragrances enivrantes d'orchis et de muscari que l'on renifle à plein nez, embaument la fin du jour. Mais brusquement, les images se brouillent et chavirent. Un pissât malodorant s'écoule sur nos têtes. On s'agite, on gesticule, on joue des coudes en grognant. Je m'écarte vivement : ceux de l'impériale ! Mais comment leur en vouloir ?
Nous roulons depuis si longtemps. Maintenant l'urine suinte des fissures du plafond. Les remugles font vomir. Il doit être bien grand, notre crime, pour nous humilier ainsi. J'ai peur de ne jamais revoir les miens.
Beaucoup plus tard, le convoi ralentit. L'arrêt nous jette brutalement cul par-dessus tête. Je me hisse jusqu'à la grille. Je respire goulûment. C'est une aire d'autoroute. Nous avons dû gagner le sud. La chaleur nous persécute. Sortir. Se soulager. Se dégourdir les jambes, ne serait-ce qu'un instant. On se bouscule à la porte... On ne l'ouvrira pas. On se met à crier... On ne nous entendra pas. On hurle tous ensemble, comme si de l'unisson naissait quelque force subite. Vanité.
Le convoi a repris la route. On retient un peu du vent de la vitesse dans les fronces du museau. Des heures et des heures à regarder les ténèbres de l'asphalte monter en nous.

Voilà. J'ai fait sous moi ; la honte maintenant, et les yeux qui se baissent. Nous passerons la nuit sur une autre voie de garage. Et la paix du soir qui descend, incongrue, et dérange. Là-bas, chez nous, les derniers rais courent à perte de vue sur les herbus. Gare aux criches1 étroites, profondes, mouvantes, traîtres qui enlisent. Mais la mort, la vraie, est ici, en nous. On la sent qui rôde, impatiente comme le furet au seuil du gîte.
Elle papillote dans le regard de l'un, va, vient, effrontée, décatit les yeux de l'autre, ricane sous le flanc qui se couche. Elle est vigoureuse et prospère, hardie qui pousse en avant son ventre de notaire. Gare au frou-frou du suaire qui trouble, séduit, envoûte. Il n'y a rien à attendre de ce cotillon-là.
Féroce, elle frappe dès le second jour. C'est le mieux portant d'entre nous qui s'éteint, comme pour montrer le chemin. Le plus robuste, le plus fort, un costaud bien en chair dans sa grande carcasse, presque mouton déjà. Nous l'avons repoussé dans un coin du mouroir.
Maintenant, le soleil est complice. Qui pis est, il est acteur ; il ouvre à deux battants les portes de l'enfer. Nous bêlons en cœur à chaque arrêt. Mais le diable est là, dans la voix aigre du chauffeur :
- Vos gueules, là-dedans !
Cependant, le poing sur le tôle n'impressionne plus. Nous bêlons de plus belle.
On compte nos disparus à la tombée du jour. La mort est chez elle à présent, dans tout ce que l'on voit, ce que l'on sent, ce que l'on entend, ce que l'on touche, dans le goût fade de l'air que l'on déglutit avec des borborygmes de gouttière. Ensuite, tout semble arrêté dans un monde qui meurt. La lucarne laisse entrevoir l'envers du décor.

C'est au sud de l'Europe ou ailleurs, qu'importe. C'est un recoin de faubourg, loin, si loin de chez nous. C'est un bas-fond portuaire, j'en reconnais le goût au sel que l'on respire. Mais l'homme a tiré les rideaux de fer qui occultent la vie.
Nous croupissons depuis quatre jours, je crois. Quatre jours pleins, sous la canicule, dans des geôles oubliées ; quatre jours à brûler nos dernières forces en hurlant notre soif, notre faim, notre épuisement, notre effroi. Maman est dans une autre étuve, juste à côté.
Elle doit être morte depuis longtemps maintenant, elle était de si petite santé. C'est mieux ainsi. Nous, nous nous sommes pressés aux portes de la mort, sans attendre notre tour, les uns par-dessus les autres, sans avoir vent, seulement, du crime commis.
J'ai rendu mon âme à Dieu, le dernier, sur un tas de laine pourrissante. Où sont passés nos bourreaux ? Hier, j'étais un être vivant de la création. J'avais une tête, et au-dedans un tas de circonvolutions qui servent à bêler, à brouter fétuque et salicorne, à avoir faim ou soif, et à ordonner au reste de mon corps. J'avais des yeux pour voir, des narines pour sentir, des oreilles pour entendre, et tout le reste, comme toi qui me lis aujourd'hui.
Qui a dit que les bêtes n'ont point d'âme ?

Aujourd'hui, je vois ton monde sous un autre jour. Il est bien sale sous le voile. Je te découvre comme tu es, toi qui juges, condamnes, maltraites, exécutes.
Regarde dans ton intérieur... C'est dur, hein ? Tu n'as même pas le souci de ton espèce.
As-tu lu, ce matin, la une de tes quotidiens ?
"L'horreur : A Douvres, cinquante-huit immigrés clandestins d'origine asiatique meurent asphyxiés dans un camion frigorifique !"
Ah !... Le chauffeur était-il un mouton ?
1 ruisseaux creusés par le flot dans la tangue des herbus de la baie du Mont St-Michel
Georges Collet © le Soleil se lève à l'Est - 07/11/2002 - Ville de Talange - Nauroy-Rizzo - micro-Momentum